Joute devant la chambre de la reine

( La croisée des chemins)

D'un pas lent, toujours, puisqu'il était blessé à la jambe, Grey s'avançait jusque devant la chambre de la reine. Elle qui était allitée depuis quelques temps, il lui fallait lui donner quelques visites. Surtout que sa compagnie était des plus agréables. Elle était vraiment gentille, cette jeune femme.

Sauf que voilà, devant la porte se tenait le plus puissant, le plus sévère, le plus zélé des gardiens... la gouvernante de Galathée.

Grey n'avait pas forcément les meilleurs rapports avec la gouvernante. Il s'agissait plutôt d'un conflit basé sur une rivalité : qui protégeait le mieux la reine ? ... Oui, ce conflit pouvait paraître un peu étrange, puisque Galathée elle-même a des gardes du corps.

Mais les gardes du corps n'intéressaient pas franchement Grey, qui les acceptait parfaitement. Non, son ennemie, sa rivale, c'était elle, cette femme aux courbes imposantes qui le fixait d'un air sérieux, en tenant son balais comme des soldats tiendraient une halebarde, pour bloquer le passage à la chambre de la reine.

-Grey Mathgen. Cela me surprend que vous ne soyez pas dans le coup.
-Le coup ? Quel coup, je vous prie ?

La joute, déjà, s'annonçait difficile et héroïque ! Lui, si innocent, le voilà accusé de quelque chose ! Il fallait défendre son honneur !

-La reine est partie, je suppose que vous êtes de la partie, quand elle va faire un tour hors de ses fonctions habituelles. Surtout que vous êtes toujours en train de l'embarquer dehors ! Qui plus est quand elle n'est pas en forme !
-Elle est parfaitement maîtresse de ses actes, et si l'envie lui prend de m'accompagner quand je me promène, je ne vois pas où est le mal. C'est une adulte !
-Oui, et vous vous êtes un homme, comme tant d'autres ! Sauf que vous êtes un ancien voyageur, et qui sait quelles motivations vous poussent, à vous attacher autant à une reine !

Le coup était bas, violent, puissant. Grey l'accusait avec une grimace douloureuse, et un regard empli de défi. La gouvernante avait oublié toute forme de règle, elle frappait là où cela faisait mal.

-Vous n'avez aucune crainte. C'est elle qui a décidé de me faire venir ici, et je n'ai pas eu besoin de la persuader. Je suis là de mon plein gré, et je n'ai qu'une sincère amitié pour elle.
-Une "sincère amitié" ?
-Tout au plus l'amour qu'un père porterait à sa fille !
-Bah voyons ! Vous n'avez pas l'étoffe du père d'une reine.
-Laissez-moi au moins avoir celle d'un père d'une jeune fille. Mais je sais que cela vous dérange : je suis un pauvre paysan, et j'arrive sur votre "territoire". Il est là, mon mal. C'est que vous ne me supportez pas.
-Effectivement, vous mettez en l'air toute mon éducation : elle est partie sans me prévenir.

La gouvernante avait baissé sa garde. Remontant son chapeau haut de forme, et jouant avec un bouton de sa veste, le marionnettiste, dans sa tenue noire d'apparât, sourit doucement. Il n'avait pas sa marionnette avec lui, pour une fois. Il voulait essayer de ne pas être toujours avec elle.

-Peut-être n'avait-elle simplement aucune envie de vous prévenir.

Elle lui répondit par un coup de balais, et un élan vocal qui se résumait par un "rouah !". Lui poussa un cri de surprise, et tous deux se figèrent dans une expression de défi, regard posés l'un sur l'autre, en l'attente du prochain mot, de la prochaine action, qui brisera un moment de tension.

Elle avait gagné la première bataille.

Galathée Ker’Osken, Reine du continent du Feu et fugueuse à ses heures perdues, était tout simplement à la limite de l’évanouissement lorsqu’elle gravit les marches qui devaient la mener à sa chambre, aidée de Neffarasiel. Derrière arrivait Galaad, portant la jeune fille qu’ils venaient de secourir. Les événements de ces dernières heures avaient été des plus éreintants. Une chute de cheval, un rêve prémonitoire, quelques révélations intimes, une chute dans le vide, une course à cheval, la visite au Titan Alcalia… Enfin, la jeune fille était guérie, c’était le principal. A présent, il fallait que les deux demoiselles se reposent. Mais voilà qu’au lieu de goûter à une quiétude bien méritée, la jeune Reine se trouvait confrontée à des éclats de voix dans le couloir où se trouvait sa suite. Elle s’était attendue à trouver une Myrka en colère contre elle, mais de là à l’entendre se disputer avec Grey Mathgen, il y avait un monde ! Arrivant au milieu de la conversation, et trop épuisée pour écouter ou départager les deux rivaux, la souveraine s’interposa entre eux avant une nouvelle vague de violence, utilisant ses dernières forces pour les foudroyer alternativement du regard et déclarer :

« Mais enfin ça ne va pas ! Vous ne pouvez pas vous arrêter 5 minutes de vous disputer, regarder autour de vous et faire enfin quelque chose d’utile ! Myrka, je te ramène une pauvre fille à soigner, occupe-t-en au lieu de frapper MON marionettiste ! »

Elle n’avait pas haussé le ton. On sentait simplement sa fatigue et son exaspération, et cela avait certainement plus de poids que si elle s’était exprimée en Reine orgueilleuse. La nourrice obtempéra en grommelant, tout en promettant à Galathée des représailles et une longue dispute quand « tout ça » sera fini. Mais sa protégée n’y prêta pas attention, et se tourna vers Grey.

« Dans d’autres circonstances, j’aurais été contente de vous voir. Nous revenons d’une équipée mouvementée, je vous expliquerais ce qu’il faut que vous sachiez. En attendant… je pense qu’il faut que nous aillons une petite conversation avec cette demoiselle. Si vous voulez rester… Enfin faites ce que vous voulez… »

Elle grelottait de fièvre et avait l’air complètement anémié, même si son regard fiévreux brillait encore de détermination et d’une maîtrise d’elle-même qui l’empêchait de s’écrouler. Cependant, ce n’était pas bon pour elle de se malmener autant, aussi, quand tous entrèrent dans sa chambre, et que Kira fut déposée sur son lit, prit-elle un châle qu’elle posa sur ses épaules avant de s’asseoir, et d’inviter sa petite troupe à faire de même. Elle avait beaucoup de questions à poser à la demoiselle.

[Me voilà!]

Le trajet de retour s'était fait aussi précipitamment que l'aller, mais sans cette angoisse diffuse de ne pas savoir où se rendre. Le temps n'était plus compté, même si la fatigue de Galathée était de plus en plus évidente. Ils avaient été fous de sortir alors qu'elle était à peine remise. Mais que pouvaient-ils faire d'autre? Sa prémonion s'était révélée terriblement juste et grâce à elle, ils avaient sauvé cette adolescente de la mort. Une mort solitaire et injuste. Il n'y avait rien à regretter. Pourtant, en voyant la peau pâle et les cernes de la Reine, Neffarasiel ressentait une pointe de culpabilité, complêtement injustifiée.

En se remémorant leur aventure, il n'en revenait toujours pas. Ils avaient secouru une jeune fille, guidés par le rêve d'une jeune femme. Ils avaient rencontré le Titan du Feu et implorés sa bonté et Alcala avait consentit à disposer de ses immenses pouvoir pour sauver une gamine inconnue de tous. Et maintenant, ils revenaient au Château du Feu, après une longue absence qui n'était sans doute pas passée inaperçu.

Il avait fallu se rendre à l'évidence toutefois : Galathée était très faible et incapable de continuer seule. Il avait alors fallu faire un choix et c'est tout naturellement, vu l'embrouille avec Galaad, qu'il confia l'adolescente au drow et se chargea de la Reine, la soutenant, sans trop en avoir l'air, afin que personne ne se rende compte à quel point elle s'appuyait contre lui.

A vrai dire, l'ange aussi était las, les muscles de ses bras et de son dos ayant souffert d'avoir transporté le poids mort de l'adolescente durant des heures. Il n'aspirait qu'à un bon bain et quelquesheures de repos. Mais il ne pouvait se le permettre pour le moment, aussi aidait-il Galathée à faire bonne figure, droit comme un i.

Alors qu'ils approchaient de sa chambre, ils entendirent les échos de voix qui se disputaient. Le visage d'habitude impassible de l'ange esquissa une grimace. La gouvernante... Ils allaient déguster. Galathée coupa court à leur véhémence et leur ordonna de se calmer et de se rendre utile. La nourrice s'exécuta de mauvaise grâce et lesparoles qu'elle grommela ne rassurèrent guère l'ange. Sans aucun doute, elle allait rappeler à Galathée combien il était inconvenant de partir en promenade avec deux hommes, seule et sans prévenir personne. Cette fois, elle aurait définitivement Neffrasiel dans le collimateur. Tant pis, il s'en accomoderait.

Ils entrèrent alors dans la chambre et Galathée alla s'asseoir, tandis que Galaad déposait la jeune fille sur le lit avec précaution. L'ange fronça les sourcils en constatant que la Reine n'avait aucune intention de se reposer pour le moment. Il retint un soupir et s'approcha du lit lui aussi, avant de s'appuyer contre un mur et de fixer tout ce petit monde.

C'est alors que l'adolescente se réveilla. Il esquissa un sourire et prit la parole pour la première fois depuis leur retour :

- "Je crois que notre belle endormie est de retour parmi nous..."

Sa voix douce et mélodieuse était chaleureuse et rassurante. Cela dit, il comptait plus sur Galathée pour parler à la jeune fille. De femme à femme. En espérant que cela ne durerait pas trop longtemps. Sinon, il y mettrait le hola.

[désolée du retard...]

Grey se calma immédiatement à la venue de Galathée. Ah, il avait l'air beau, celui qui se disait père, pour se retrouver dans un tel cas de soumission à la simple venue de la reine. Il se taisait, il acquiesçait d'un signe de tête, jetait un regard amusé à la gouvernante, et suivait la troupe.

Troupe qui était majoritairement constituée de gens qu'il ne connaissait pas. Certes, il n'était pas un habitué des proches de Galathée, mais à part le Drow, il se demandait qui étaient les gens qui accompagnaient la Reine. Des inconnus...

Le marionnettiste était donc en pleine réflexion, lorsque la jeune fille se réveilla. Et lui, il se prenait au jeu, bien qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il se passait dans cette pièce, de la raison du départ de la reine, et de la venue d'autant de monde au chevet d'une jeune enfant. Après tout, il n'était pas si différent des autres, il avait un coeur. Un coeur qui s'inquiètait pour le reste du monde, quand ce monde là était apparemment en danger.

Il s'installa sur un fauteuil de la chambre, car son pied douloureux lui faisait souffrir le martyr, quand il s'appuyait trop longtemps dessus. Grey avait eu l'orgueil de penser que le simple fait de ressentir déjà un mal quelque part pouvait atténuer un autre mal au même endroit. Sotte idée que voilà : coupez-vous un doigt brûlé, vous constaterez que vous souffrirez tout de même de la perte de ce doigt.

Mais la situation n'était pas placée sur sa mésaventure aux abords du château, ni même sur lui. Il n'était là que pour observer. Essayer de comprendre la scène qui se peignait devant lui. Une jeune fille allongée dans le lit de la reine... cette fille avait donc de l'importance, au moins aux yeux de Galathée. Et pas forcément parce qu'elle était dans un lit royal, puisqu'après tout, proposer sa couche, que l'on soit riche ou pauvre, c'était porter une forme de confiance envers quelqu'un... Ensuite, Galaad était un des protecteurs de la reine. Sa présence était donc, somme toute, parfaitement justifiée... L'Ange, lui, était un mystère. Il semblerait qu'il soit lui aussi protecteur, vu sa carure. Cependant, rien n'était moins sûr.

Quoiqu'il en soit, ce petit monde-là devait être, en quelque sorte, important.

D'ailleurs, dans "équipée mouvementée"... que voulait donc dire la reine ? Que c'était dangereux ? Le froncement de sourcils de la part de Grey montrait qu'il n'aimait pas la penser dans un quelconque danger. C'était hors de question, même, qu'elle...

Il serra le poing. Il se sentait déjà bien à côté de l'histoire, et il s'attendait à n'apprendre que le strict minimum. Après tout, il n'était guère plus, à partir de cet instant précis, qu'un simple marionnettiste, qui traînait là par hasard. Il se berçait d'illusion à se penser de la même importance que les autres personnes de la pièce.

Mais un regard de défi de la part de la gouvernante lui rappela qu'il était tout de même... "son" marionnettiste.

La reine ne le laissait donc pas dans l'oubli total...

L'homme d'âge mûr croisa les bras, après avoir remis son chapeau haut de forme, pour reprendre son rôle d'observateur silencieux, bien que ses yeux brûlaient d'interrogations. Ce n'était pas parce qu'il était silencieux, qu'il ne voulait pas savoir ce qu'il s'était passé.

Quand tous se furent installés dans un ordre plus ou moins hétéroclyte, Neffarasiel se manifesta, pour remarquer que la demoiselle venait de se réveiller. Enfin! songea la Reine, qui commençait franchement à se demander s'ils n'avaient pas fait tout cela pour rien.

Elle considérait la jeune fille d'un air pensif, son esprit aiguisé de souveraine évaluant, de manière assez cynique il fallait l'avouer, en quoi cette gamine pourrait bien lui être utile. Elle avait déjà une idée lorsque celle-ci ouvrit les yeux.

Elle jeta un coup d'oeil autour d'elle, observant chacun des participants à cette réunion impromptue. Myrka, sa nourice, sa mère adoptive, qui était la seule, avec l'ange, à connaître son secret le mieux gardé. Galaad, avec qui elle était indéniablement en froid, mais dont elle reconnaissait sans peine la valeur et le dévouement. Grey, pour qui elle éprouvait une affection toute particulière, du fait de son âge, et également parce qu'il se démenait toujours pour venir la voir et la distraire, et qui pour le moment, semblait en proie à de profondes réflexions, Neffarasiel enfin. Neffarasiel.

Elle se pencha lentement vers la jeune fille, luttant contre l'intense fatigue qui la gagnait. Elle pouvait bien tenir encore un petit quart d'heure. Elle avait déjà mis à mal pas mal d'ego aujourd'hui. Elle pouvait bien faire un petit effort de volonté.

"Comment te sens-tu?"

Un sourire rassurant aux lèvres, elle venait de s'approcher du lit, s'agenouillant auprès de la fille qu'ils avaient sauvée. Celle-ci venait d'être bénie par un Titan, ce qui lui octroyait, qu'on lui veuille ou non, une certaine... valeur.

"Tu peux parler? Me dire ton nom?"

Avec son air doux, et son auréole de cheveux roux, Galathée aurait presque eu l'air d'un ange, si elle n'avait pas été aussi fatiguée. En tout cas, tout en elle respirait la bonté, la compassion, et une certaine forme de...maternité. Elle se sentait responsable de cette gamine. Ce rêve qu'elle avait eu, elle savait qu'il n'était pas venu par hasard. Il fallait qu'elle s'occupe de cette fille. Elle savait déjà à peu près comment elle allait s'y prendre pour l'insérer dans la mécanique bien huilée qu'était le palais, si tant est qu'elle n'ai pas des parents à qui il fallait la ramener. Mais elle avait trouvé Kira dans un lieu si isolé que seule une vagabonde aurait pu s'y promener, aussi doutait-elle fortement de cette hypothèse.

Un coup d'oeil à sa nourrice suffit. La bonne femme, encore fâchée de sa dispute avec le marionettiste, obtempéra, et sortit de la chambre, laissant à contre coeur sa protégée pour quelques minutes afin de ramener de quoi boire à la petite. Galathée jeaugeait toujours la blonde. 11, 12 ans peut-être...Quoique non, elle paraissait bien plus grande. La rouquine ressentait en voyant Kira la même impression que ceux qui la voyaient elle. On la voyait vulnérable, terriblement fragile. Dans son for intérieur, elle espérait que la gamine était de la même trempe qu'elle, et qu'il ne s'agissait pas d'une mijaurée qui apsserait son temps à pépier pour ne rien dire une fois qu'elle serait rétablie. Parce que devait se rétablir. "On" avait envoyé Kira à la Reine pour qu'elle prenne soin d'elle, ça, elle en était intimement convaincue.

Le jeune fille aux cheveux blonds prit son temps. Elle avait la tête qui tournait mais elle avait, tout de même, la tête sur les épaules. Elle se cala plus profondément dans le lit duquel émanait une chaleur bienveillante. Lorsque la rouquine lui demanda si elle allait, Kira ne put répondre. Elle n'en savait que trop rien. À la fois perdue et rassurée, elle ne savait pas comment réagir devant cet auditoire. Tous les regards étaient posés sur elle et cela la gênait énormément. Puis, la jeune femme tout près d'elle lui demanda son nom...

- Ki... Kira... réussit-elle à articuler lentement.

La jeune fille se dit qu'elle avait eut de la chance qu'ils soient venu à son aide alors qu'elle avait cru sa dernière heure arrivée. Pourtant, elle n'avait rien à leur donner en retour. Elle était passée de pauvre esclave d'un démon cruel au statut de vagabonde reniée par sa famille. Maintenant, elle se trouvait dans une chambre somptueuse entourée de gens qui ne pensait qu'à elle. Jamais elle n'avait eut autant d'attention... Pourquoi ces gens la dévisageaient-ils ainsi? Se sentant rougir, elle ramena la couette jusqu'à son nez...